Quelques généralités
sur les cloches et
les sonneries.
clocher de l'église Ste-Marie
vidéo : J-F CAVRO
« Le clocher impose un espace sonore qui correspond à une certaine conception de la territorialité. »[1]
« Même à notre époque […], on ne saurait confondre ce signal singulier avec une autre signature sonore, tant celui-ci reste un événement identitaire et localisé, dans une société qui a vu le bruit s’intensifier. Cette caractéristique en fait un indicateur précieux de la lisibilité des paysages, […]. »[2]
Les manifestations de la cloche dans un espace, urbain ou rural, habité par l’homme, font de celle-ci un objet d’étude privilégié. Nous vivons et travaillons sur un territoire où le clocher de l’église représente un symbole fort de notre patrimoine et de notre histoire. L’étude de documents nous permet de mettre en évidence le rôle du langage campanaire aux siècles précédents mais également de questionner le paysage sonore d’aujourd’hui.
Nous souhaitons donc, même si celles-ci ont aujourd’hui toutes ou parties disparu, relever les multiples expressions du discours campanaire. Tout d’abord parce que leurs sonorités attestent de la clarté et de la lisibilité d’un paysage sonore. Les entendre, savoir les écouter puis décrypter leur langage et analyser leurs particularités, pour la plupart obsolètes aujourd’hui, témoigne des transformations et de l’appauvrissement de notre environnement sonore contemporain.
Ensuite, parce que saisir les subtilités de ces signaux quotidiens d’hier nous invite à chercher et nous permet parfois d’entrevoir ce par quoi ils ont été, de nos jours, remplacés : sirène électrique, média divers (radio, télévision, presse), navigation GPS, réveil, pendule, montre, etc.
Les ouvrages cités dans ce chapitre démontrent comment, par leur régularité, leur périodicité et leur hiérarchisation, le son des cloches délimite un espace, un territoire et rythme le temps des habitants.
« La cloche doit pouvoir être entendue de partout, à l’intérieur des limites du territoire qui lui est attribué. »[3]
Alain Corbin (1936), est un historien français, spécialiste du xixe siècle et de la culture sensible. Le terme « sensible » est ici à considérer selon la définition suivante : il désigne la vie des sensations c’est à dire les relations que nous entretenons avec les trois familles de sons (la voix, les bruits et la musique), avec les odeurs, les goûts, les perceptions visuelles et tactiles.
« Le concept de culture sensible émane du croisement des études récentes sur la culture matérielle et de l’analyse anthropologique et historique des sens. Ledit concept permet de souligner l’importance d’accéder au cadre matériel de la perception sensorielle du monde qui nous entoure. Il démontre ainsi la nécessité d’accéder aux sens qui prennent forme à travers le monde des objets, si ce n’est à la sensualité des objets eux-mêmes. »[4]
Dans le paragraphe La Densité du réseau sonore[5], l’auteur rend compte de la complexité des codes, de la richesse, de la multiplicité et de la puissance des signaux campanaires avant la révolution. Ceux-ci définissent une cartophonie identitaire territoriale, sociale et temporelle. L’ouvrage d’Alain Corbin nous questionne sur l’héritage du patrimoine campanaire dans les villes aujourd’hui. Voix d’adoration, voix de louange, voix de pénitence, voix de la prière, voix du temps qui s’écoule, que reste-t’il des signaux campanaires dans le paysage urbain du xxie siècle ? Quels rôles pouvons nous leur attribuer aujourd’hui ?
« Les sonneries rurales du xixe siècle, […], étaient écoutées, appréciées selon un système d’affect aujourd’hui disparu. Elles témoignaient d’un autre rapport au monde et au sacré, d’une autre manière de s’inscrire dans le temps et dans l’espace et aussi de les éprouver. »[6]
Avant la Révolution Française et jusqu’à la moitié du xixe siècle la cloche se fait entendre dans un monde « silencieux », vierge de toute nuisance sonore mécanique et bruits indésirables. Aucun engin mécanique, moteur à deux ou quatre temps au rythme saccadé, irrégulier ou répétitif ; aucun poste de radio, de télévision ; aucune musique amplifiée, klaxon d’automobile ni sonnerie de téléphone ne résonnent dans le paysage environnant. La cloche domine ainsi tous les sons de la vie active. Les nuisances sonores, empreintes résiduelles et indésirables de la modernité industrielle, n’ont pas encore fait leur apparition dans l’espace urbain. C’est donc dans un monde préservé de toute trace de mécanisation que la Révolution Française s’est employée à laïciser le rôle des clochers et à désacraliser l’espace sonore en réduisant leur nombre puis en réglementant leurs usages afin de les soumettre aux rythmes de l’exercice de la citoyenneté. Les multiples usages des cloches saturant l’espace sonore et rendant confus la compréhension des messages, de nouveaux aménagements viseront à rendre plus audible la clarté des signaux et l’ordonnancement des multiples communications. Afin de comprendre quelles sont l’importance et la complexité du langage des cloches, nous allons identifier la nature de ces messages campanaires, leurs différents usages (liturgiques et civils) et leur périodicité.
On note trois façons différentes de faire sonner la cloche :
- le tintement,
- la volée dont on peut distinguer huit variantes, et enfin,
- le carillon.
Les messages campanaires se divisent en quatre catégories :
- l’annonce,
- le signal,
- la convocation,
- la liesse.
Pouvoir centripète (elle rassemble les fidèles) et centrifuge (elle éloigne les démons), fonction d’information (annonce), d’appel, civil (injonction de rassemblement) ou religieux (invitation à la prière), d’alerte (alarme), météorologiques (protection contre les superstitions), marquage temporel, expression de la liesse, instrument de localisation, nous énumérons les usages des sonorités. Ils s’adressent tout autant aux citoyens de la ville qu’à la communauté religieuse. Nous pouvons donc différencier :
- Les usages civils :
« […] La sonnerie campanaire a un rôle social dans le sens où elle a répondu très efficacement à un besoin élémentaire de communication. »[7]
- Les usages religieux :
« Tout en rythmant l’écoulement du temps depuis le Moyen Âge, leur fonction première est liturgique : par leurs volées et leurs tintements, elles appellent les fidèles à se rassembler et à prier, associant à leurs chants aux joies et aux peines de la communauté chrétienne. La cloche ne ressemble-t’elle pas à la voix du berger qui rassemble son troupeau ? »[8]
De nos jours, pour la communauté chrétienne les sonneries restent toujours liées aux diverses cérémonies : offices, funérailles, mariages et baptêmes. D'autres moyens ont été mis en œuvre au cours du xxe siècle pour marquer le temps et transmettre des messages à la population. Par le passé, la cloche avertissait des dangers. Cette fonction est aujourd’hui réservée à d’autres formes de signaux d’alerte : la sirène des pompiers par exemple pour prévenir et signaler les incendies ou autres périls. Les médias locaux et nationaux informent les citoyens des évènements à venir. L’actualité parfois dramatique démontre que désormais, les téléphones portables véhiculent les messages plus vite qu’une volée de cloches. L’usage météorologique a disparu. Aujourd’hui, nul besoin de la cloche pour savoir l’heure. L’horloge, la montre, les panneaux publicitaires électroniques, les parcmètres, les distributeurs automatiques des banques, les véhicules, les téléphones mobiles à défaut de marquer et de manifester auditivement, par leur régularité, le temps des citoyens, informe si besoin est, de l’heure qu’il est. Ces marqueurs de temps n’égrènent plus le temps qui passe. Ils ne rythment plus les us et coutumes des habitants. L’utilité civile des sonorités campanaires s’est ainsi amoindrie, son usage s’est effacé. Alors qu’elle était écoutée et appréciée elle est désormais perçue comme une « nuisance » sonore.
« Mais, en assimilant l’intensité d’une source sonore résiduelle non désirée avec celle d’un signal culturel à haut degré d’harmonicité, cette disparition progressive des cloches du paysage contribue paradoxalement à l’augmentation de la perception du bruit. »[9]
L'électrification des clochers a contribué à appauvrir la diversité du langage campanaire. Les codes sont aujourd’hui normalisés et le langage s’est déshumanisé. On ne perçoit plus, lorsque les cloches se font entendre dans l’espace sonore, l’expression, l’interprétation et la personnalité du sonneur lorsqu'il faisait tinter, sonner ou carillonner ses « instruments ».
Fait d’une actualité récente, Notre Dame de Paris clame haut et fort le 23 mars 2013 sa renaissance campanaire. Pour l’inauguration très médiatisée de ce nouveau clocher, le Cardinal et Archevêque de Paris, Monseigneur André Vingt–Trois prononce quelques phrases sur le sens à donner aujourd’hui au son des cloches dans l’espace urbain :
« Dans les bruits de la ville dont on nous dit à juste titre qu’ils peuvent être une nuisance, pénible par leur répétition et leur intensité ; dans les bruits de la ville le son des cloches apportera, je l’espère, une voix différente. Elles ne sont pas une enseigne publicitaire. Elles ne sont pas un lieu de fête, de racolage, de commerce, de dissipation. Elles sont une voix qui parle au cœur de l’Homme. Ceux qui croient en Dieu, accueillent cette voix comme un symbole de l’appel que Dieu leur adresse pour conduire leur existence et se rassembler pour prier ensemble. Mais ceux qui ne croient pas, sensibles qu’ils peuvent être à la qualité esthétique et à la beauté, entendent la voix des cloches non pas comme la voix du Dieu auquel ils ne croient pas mais comme les messagères d’une voix mystérieuse qui vient rejoindre en leur Cœur le nœud invisible et intime de leur liberté et de leur conscience. À tous et à toutes je souhaite que ce nouveau campanaire soit l’occasion d’entendre des voix et surtout de les écouter. »[10]
Emanant d’une haute personnalité de la hiérarchie catholique, nulle trace des usages civils dans le discours. Dans une métropole où les rapports entre habitants et passants se résument le plus souvent à des relations mercantiles et superficielles, la cloche, incarnation de l’harmonie, doit s’élever au dessus des hommes. Elle n’est pas le marquage sonore d’une activité commerciale ni un appel aux festivités. Pour les chrétiens, elle reste le symbole du recueillement et de la prière. Pour les non-chrétiens, sa sonorité céleste est le rappel de l’existence d’un « au-delà ». Nous concluons en affirmant que si la cloche marque un territoire historiquement ancré dans la chrétienté, l’écouter et respecter cette voix est une marque de tolérance qui honore l’auditeur.
[1] Corbin (Alain), Les Cloches de la terre, Flammarion, 2001, p. 98.
[2] Regnault (Cécile), La Cloche dans le paysage sonore : élément d’inventaire campanaire in Regard sur le paysage sonore, Paris : Actes Sud, 2010, p. 106.
[3] Ibid., p. 101.
[4] Laplantine (François), Le Social et le sensible : introduction à une anthropologie modale in Howes (David) & Marcoux (Jean-Sébastien), Introduction à la culture sensible consulté le 18 avril 2014 sur le site : http://www.erudit.org/revue/as/2006:V30/n3/014922ar.html?vue=resume
[5] Corbin (alain), Op. Cit., p. 17.
[6] Corbin (alain), Op. Cit., p. 13.
[7] Regnault (Cécile), Op. Cit., p. 109.
[8] Hennique (Norbert), Op. Cit., p. 63.
[9] Ibid., p. 109.
[10] Vingt-trois (André), Discours inaugural des cloches de Notre Dame de Paris, 23 mars 2013. Vidéo du discours disponible en ligne au 20 mars 2016 : http://notredamedeparis.fr/spip.php?article1538